Alternances en formation

par France MERHAN

 

Introduction

L’alternance couvre des formes et des modalités très anciennes. Certains auteurs font remonter ses origines au compagnonnage (Guedez, 1994 ; Geay, 1998) qui, déjà au XVIe siècle, permettait à l’apprenti-compagnon de se constituer une expérience de travail et de vie en vraie grandeur par la transmission de savoirs et de gestes professionnels par un maître-compagnon établi. La construction de l’expérience, dans le compagnonnage, était médiatisée sur le Tour de France par les ouvriers compagnons qui enseignaient le Trait aux apprentis le soir à la Cayenne (La Maison des Compagnons). Par cette première modalité de formation, le compagnonnage dépassait l’apprentissage traditionnel qui reposait essentiellement sur l’observation et l’imitation des gestes du maître.

Par ailleurs, les premières formes d’alternance ont été contestées par la Ratio studiorum des Jésuites (1598) qui, dans le souci « entre autres » de contrer l’arbitraire de l’apprentissage par frayage[1] et modélisation, ont préconisé un apprentissage qui soit raisonné et progressif. De nos jours, l’alternance, entre l’immersion au moins partielle dans l’entreprise et les établissements dédiés à la formation, s’entend dans ce double mouvement, contradictoire ou complémentaire, d’une logique qui défend l’acquisition d’un savoir général par transmission et production et d’une logique d’appropriation par l’expérience directe sur le terrain. Dans cette configuration complexe, le principe de l’alternance peut se concevoir selon une matrice où interagissent en tension :

  • Trois pôles : celui des institutions chargées de la définition, des orientations, de la standardisation et du contrôle des professions ; celui des organisations chargées de la formation ; celui des acteurs (apprenants et formateurs, tuteurs, référents professionnels) ;
  • Deux grandes logiques, l’une tendant à fournir des réponses adaptées à des besoins de production, et l’autre davantage orientée par des buts éducatifs souvent énoncés en termes de développement identitaire et d’autonomie des personnes dans l’émergence de leur professionnalité ;
  • Des savoirs d’origines multiples :
    • Savoirs homologués, reconnus comme vrais et pertinents dans la culture sociale hic et nunc, et prescrits via des orientations officielles, voire via des réformes, par la sphère socio-politique, avec le concours éventuel des spécialistes de la profession. Ces savoirs déterminent des programmes et des curricula ;
    • Savoirs savants issus de la recherche et des organisations spécialisées dans l’objectivation des professions et de leurs composantes ; des savoirs disciplinaires transformés en savoirs enseignables et indexés aux savoir-faire qu’ils nécessitent ; des savoirs issus d’experts d’une profession qui sont retraduits dans des référentiels ;
    • Savoirs expérientiels acquis dans les contingences et les régularités des situations de travail : des savoirs parfois non formulables, relevant de l’insu et des compétences-en-actes ; savoirs inscrits dans l’encyclopédie en propre des acteurs, toujours marqués socialement et historiquement, composés d’habitus, de sens commun, de connaissances variées et incorporées dans les modes de pensée et de faire ; et des savoirs issus des activités de formation, appropriés, subjectivés, en tension parfois avec des savoirs antérieurement installés.

Du principe d’alternance aux alternances en formation

Tous ces savoirs mis en circulation en contexte d’alternance relèvent de sphères diverses et oscillent entre collusion, complémentarité, contradiction, tension. Ils débouchent sur des objets de formation polymorphes. Ainsi conviendrait-il, à propos du processus d’alternance, de parler d’alternances plurielles tant celui-ci se déroule selon des logiques diversifiées. En amont des rapports que les formes d’alternances variées tentent d’instituer entre les modalités d’acquisition par transmission/production ou par expérience, les projets éducatifs peuvent nettement diverger.

C’est sur la nature de ces projets et leurs implications praxéologiques mais aussi épistémologiques qu’il s’agit de faire porter les questionnements à l’heure où l’alternance est en plein essor. Elle poursuit de nombreux objectifs marqués par des perspectives culturelles, économiques, sociales, philosophiques et psychologiques dont les enjeux praxéologiques apparaissent parfois contradictoires, souvent concurrents et en tout cas éclectiques.

L’alternance vise en effet à améliorer l’insertion professionnelle des jeunes, elle constitue une voie de poursuite d’études pour ceux qui souhaitent quitter l’environnement scolaire, elle tente de répondre aux besoins de recrutement des entreprises, de démocratiser l’accès aux études supérieures et d’en professionnaliser l’enseignement. L’alternance correspond aussi à de nouveaux enjeux de formation professionnelle continue pouvant concerner un plus large public que les jeunes. On pense notamment aux adultes qui opèrent une reconversion professionnelle.

Différents modèles de l’alternance en Europe pour favoriser l’insertion professionnelle des jeunes

En raison de ses effets bénéfiques sur l’insertion professionnelle, l’apprentissage – de plus en plus perçu comme une voie d’accès à des niveaux élevés de qualification – est une priorité de formation dans la très grande majorité des pays de l’Union européenne. Pour autant, on observe des organisations diverses selon les pays, répondant à deux grands modèles emblématiques de l’alternance :

  • Le « système dual » est dominant dans les pays germanophones et l’essentiel des pays nordiques. Ce système fait de l’apprentissage la voie d’accès unique ou quasi-unique à certaines qualifications essentiellement de niveau secondaire ou post-secondaire (hors enseignement supérieur) : les formations sont réalisées essentiellement par les entreprises, les savoirs étant spécifiés chez tous les employeurs. La gouvernance est tripartite entre l’État, les collectivités territoriales et les partenaires sociaux qui jouent un rôle significatif en matière d’établissement des référentiels de formation et de conception de l’offre des places d’apprentissage ;
  • L’apprentissage comme modalité d’acquisition de qualifications également accessibles par d’autres voies de formation. Modèle de la plupart des autres pays européens, il repose sur un contrat de travail avec une triple visée d’éducation, de formation et d’emploi de main-d’œuvre ; il permet l’acquisition de qualifications non spécifiques à l’apprentissage et ne régule que de manière encore trop limitée les compétences à acquérir en entreprise, même s’il y a une logique de gestion prévisionnelle des emplois et des compétences à l’œuvre notamment dans certains secteurs d’activités en tension. Dans les pays en question, l’apprentissage est ouvert à différents publics, y compris adultes, et la gouvernance est « là aussi » tripartite.

Un accès limité pour certains jeunes

Malgré le développement des effectifs en formation par alternance qui se concentrent d’ailleurs de plus en plus sur l’enseignement supérieur et sur le secteur tertiaire, il importe de souligner que l’accès à l’apprentissage reste difficile pour les jeunes décrocheurs du système scolaire, tant les difficultés semblent importantes pour cette population fragile. Les taux de rupture des contrats demeurent élevés, en particulier pour les plus bas niveaux de qualification et dans certains secteurs particuliers à fort besoin de main-d’œuvre.

Par ailleurs, malgré le fait que l’alternance se révèle être un système de formation en plein développement permettant aux entreprises de façonner une main-d’œuvre correspondant à leurs besoins, on constate en France, en Allemagne, en Suisse, en Belgique, une diminution du nombre de places d’apprentissage depuis une vingtaine d’années. Les firmes interrogées qui ne recrutent pas ou plus d’apprentis invoquent en premier lieu le manque de temps pour encadrer les apprentis et, dans une moindre mesure, le niveau jugé insuffisant des connaissances des candidats à l’apprentissage. Ceci ne va pas sans soulever des polémiques sur l’éducation scolaire et la formation qui soulignent la distorsion entre les nouveaux besoins des entreprises et la qualité de la main-d’œuvre produite par l’école. On peut dès lors se demander ce qu’il en est aujourd’hui de l’alternance envisagée d’abord comme une solution à l’insertion des jeunes en difficultés à la sortie du système scolaire, au point que Schwartz (1981/1994) la présentait comme « un projet pour après-demain pour l’ensemble du système éducatif ».

On le voit : malgré le fait que l’alternance apparait de plus en plus comme un mode reconnu de transition vers le marché du travail et malgré une hausse globale des effectifs, elle masque des situations très contrastées. Elle interroge le fait que la logique productive exige l’élévation des niveaux de qualification et pas seulement pour les publics défavorisés. Divers documents de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE, 1994) notamment, attestent la collusion de la logique des compétences avec une politique de valorisation de la culture générale à tous les niveaux de qualification : le rayonnement économique d’un pays ne se jauge pas à sa seule capacité productive, mais aussi à la capacité de ses acteurs à s’inscrire dans l’univers des significations culturellement légitimées. Dès lors, l’alternance est censée soutenir le développement d’un marché économico-culturel, et l’on peut s’interroger sur le statut d’échange qu’elle est supposée donner au savoir et aux savoirs alors même que, par ailleurs, la demande du système productif demeure en grande partie insaisissable dans le contexte des mutations actuelles du travail (Maillard, 2012).

Entre logiques de formation et de production : quels modèles d’alternance ?

Ce que l’on peut repérer dans la littérature existante et dans les pratiques, c’est que, quelles que soient ses finalités, l’alternance renvoie à la problématique de l’apprentissage et du développement orientés vers l’agir versus l’analyse de cet agir sachant qu’agir, c’est en partie déjà apprendre en mobilisant sa pensée, sa parole, son corps, ses affects en interaction avec le monde (Jorro et al., 2017). Ainsi la partition des apprentissages que suggère l’alternance ne peut-elle se réduire à une dichotomie – qui reste pourtant prégnante dans les modèles actuels de l’alternance –, entre d’un côté une logique de production et de l’autre une logique de formation.

Dès lors, l’alternance nous interroge en définitive sur la définition même de la notion de « pratique ». Selon Latour (1996), ce terme n’a pas de contraire et renvoie à la totalité des activités humaines, la théorie n’étant elle-même que le produit d’une pratique. Dans les termes de Bronckart et al., (2004), l’opposition théorie/pratique renvoie à une certaine conception qui réifie la théorie comme une entité distincte et autonome de l’agir humain, alors que celui-ci est inséparable des construits sociaux et individuels qui l’animent. Nous y reviendrons.

L’injonction à la professionnalisation adressée de nos jours à la formation met en évidence l’entrée massive de la pratique dans les cursus comme un objet de savoir à part entière et non comme la seule exposition des apprenants à des savoir-faire pertinents au regard des métiers auxquels ils se destinent.

Envisagée sous cet angle, la pratique ne s’acquiert pas seulement à travers des stages et autres temps dissociés des temps passés en cours : imprégnée d’emblée par des projets de société sur les formés, elle traverse plus que jamais la conception des programmes, des formes d’intervention éducatives et des valeurs qui y sont présentes, elle se décline tantôt dans des standards de compétences, tantôt dans des théorisations des situations professionnelles.

Il n’en reste pas moins que les modèles de l’alternance qui se sont forgés au cours de l’histoire restent à interroger.

Dans les dispositifs de formation, on peut encore observer une séparation entre la « théorie » dispensée en cours et la « pratique » s’acquérant sur les lieux de stage comme une forme d’application de la théorie. La pratique effective n’a alors plus qu’à se forger dans le contact soutenu avec le terrain. De façon concomitante, une figure extrême de l’alternance peut être celle du « tout à la pratique » : les savoirs se doivent d’être directement mobilisables ; il n’est de bonne « théorie » que celle qui débouche avec évidence sur une pratique efficiente. A l’opposé, circule également l’idée plus « académique » selon laquelle l’esprit, riche de solides modèles théoriques, précède, en quelque sorte, le geste adéquat, éclairant et soutenant l’action rationnelle et réfléchie. Enfin, des modèles intermédiaires, fondés sur des théories de l’action, misent sur une intégration progressive des liens « théorie-pratique » notamment en profitant des activités associées à la formation pratique pour installer des savoirs transformables en schèmes de pensée et d’action, ou en modèles d’intelligibilité des situations de travail sur les plans épistémique et opératoire (Merhan et al., 2007).

Quels outils théoriques et méthodologiques pour étayer les apprentissages professionnels accompagnés ?

Des références composites

Quoi qu’il en soit, parler d’alternance, au-delà des divergences des modèles théoriques convoqués, c’est pour maints auteurs de ce courant pédagogique, concevoir une modalité de formation « par et pour le sujet se formant, en prenant ses expériences, et le travail sur la valeur de ces expériences comme terreau de la formation » (Clénet & Demol, 2002). Les modèles théoriques convoqués, quant à eux, naviguent entre des références au learning by doing de Dewey, (1943) au praticien réflexif d’Argyris et Schön, (2001) à l’apprentissage expérientiel de Kolb, à l’épistémologie de la connaissance de Piaget (1974) vs la dialectique du rapport entre pensée et action de Vygotski, (1934/1997) d’une part, au courant du Workplace Learning (Billett, 2010) ou à celui des apprentissages situés qui problématise l’apprentissage comme un processus de participation à une communauté de pratique (Lave & Wenger, 1991), d’autre part. Par ailleurs, le courant de l’anthropologie historique allemande, incarné notamment par les travaux de Gebauer et Wulf (2004), montre l’importance de la mimèsis. Ce courant met notamment en lumière qu’apprendre à agir en contexte professionnel serait à la fois fonction de l’observation attentive des manières de faire et de leur incorporation personnelle par l’apprenant.

La littérature existante met souvent en évidence qu’il importe, dans l’alternance, de prendre en compte la notion d’activité. Il n’y a en effet pas d’apprentissage sans activité, c’est-à-dire par rapport à la tâche prescrite, sans mobilisation d’un sujet. Ainsi, du point de vue de la didactique professionnelle (Pastré, 2001 ; Mayen, 2007), la fonction essentielle de l’alternance est de révéler les écarts entre le prescrit et le réel ou entre savoirs académiques et savoirs professionnels pour les prendre comme des potentialités d’enseignement et d’apprentissage. Les écarts introduisent du « jeu » et constituent un espace potentiel d’apprentissage et de développement (Winicott, 1971) d’une intelligence et d’un rapport aux savoirs susceptibles d’appréhender la complexité. Il s’agit donc de travailler les contradictions avec les « alternants », pour construire des ponts, tisser des liens et permettre la construction autonome de compétences par « couplages auto-organisateurs » (Varela et al., 1991/1993) entre les acquisitions scolaires ou académiques et les apprentissages au et du travail.

Selon les recherches contemporaines néopiagétiennes ou inspirées par les théories de Vygotski (1997), l’apprentissage advient si les points de vue entre les différents acteurs impliqués dans l’alternance s’opposent de manière à créer un débat, un conflit socio-cognitif (Carugati & Mugny, 1991). Dans cette perspective, c’est la mise en synergie de pôles de formation différents qui provoque l’apprentissage et la construction identitaire des « alternants » en leur permettant d’envisager, à partir de problèmes complexes (incidents critiques, dysfonctionnements), l’existence de solutions alternatives nécessitant d’articuler plusieurs cadres de référence (Merhan, 2013).

Les apprentissages professionnels accompagnés : une question d’opportunités

Rappelons que pour Billett (2010), la qualité de l’apprentissage résulte de l’interaction entre trois éléments : la disponibilité et l’accessibilité effective dans l’environnement de travail de ressources potentielles pour l’apprentissage (« affordances »), ainsi qu’un engagement effectif du sujet dans son travail et dans son apprentissage. Cet auteur distingue quatre types d’affordances : l’activité de travail, l’environnement physique, culturel et technique, la guidance directe qui correspond à un dispositif d’accompagnement et de formation mis en place intentionnellement sur le lieu de travail et la guidance indirecte qui se concrétise par des interactions informelles sur le lieu de travail. Ces différents types d’affordances sont susceptibles d’influer sur les processus d’engagement des acteurs en formation et en situation de travail. De ce point de vue, la fonction de l’accompagnateur, qu’il soit le référent professionnel ou le référent de l’institution de formation est d’aider l’accompagné à saisir les opportunités lui permettant de développer sa professionnalité. Encore faut-il distinguer, tant dans l’environnement professionnel que dans l’environnement de formation, 1) quelles sont les opportunités existantes pour apprendre ou mieux apprendre ou mieux susciter et soutenir le désir d’apprendre, 2) quelles sont celles qui sont accessibles pour l’accompagné et l’accompagnateur, 3) quelle valeur est accordée aux opportunités accessibles par l’un et par l’autre, 4) quelles sont les opportunités que ceux-ci décident de saisir, 5) quelles sont celles qui sont effectivement utilisées par l’un et par l’autre ? (De Ketele, 2017).

Médiations et appropriation des savoirs

La capacité à construire ses savoirs et ses compétences pour le sujet doit aussi être posée en termes relationnels, culturels et sociaux. Nous ne sommes autonomes que dans une dépendance à l’égard d’une culture, d’un langage, d’un savoir. Le « sentiment d’exister » – ce que l’on nomme communément le soi – ne jaillit pas d’une source intérieure. Il naît d’une relation entre notre esprit et ce qui l’entoure, ce qui lui est donné par les autres, par la vie sociale et par les sens. Il naît d’une « culture qui donne forme à l’esprit » (Bruner, 1991). Ce qui fait dès lors la substance même de l’alternance, c’est la rencontre de l’autre, de l’altérité, de l’autrement (Merhan et al., 2015).

Ainsi, si l’apprentissage suppose que tout être humain se confronte à des environnements évolutifs et des réalités différentes qui questionnent aussi bien les représentations qu’il s’est forgées que les actions qu’il a conduites, il implique également des formes d’étayage favorisant les processus de transformation des personnes.

Dans cette perspective, il y a lieu de s’interroger sur les processus médiateurs – dans une terminologie dialectique, processus sociaux vs processus intériorisés – qui sont à l’œuvre dans les dispositifs. Quels outils, quelles interventions, quelles modalités d’évaluation, quels contrats, tâches et prescriptions viennent infléchir les modes de penser et de faire de l’alternant ? Quelles transactions opère-t-il dans les contextes de formation qu’il traverse ? Toutes ces questions en soulèvent d’autres, d’ordre pédagogique, didactique et épistémologique : comment transformer l’expérience en apprentissage ? Comment transformer le vécu des situations en savoirs conscients ou explicites ? Comment élucider les savoirs informels et insus ? Même si l’on sait que tout n’est pas énonçable et appréhendable s’agissant des savoirs professionnels. Comment favoriser la subjectivation des savoirs ? La subjectivation étant ce chemin par lequel l’individu qui apprend devient sujet en intériorisant et transformant des savoirs pour les incorporer dans ses modes de pensée et leur conférer une cohérence dans un discours qui lui est propre (Bourgeois, 2018 ; Vanhulle, 2009). Dans le contexte de l’alternance, ce processus est marqué en ce qu’il dépend des médiations formatives et des outils d’apprentissage à partir desquels les personnes en formation se transforment au contact des savoirs issus des différents contextes de travail et de formation dans lesquels ils sont impliquées.

Bien des considérations sur l’alternance, dans la littérature que nous avons explorée, se situent dans cette approche subjectiviste. L’alternant dûment accompagné, soutenu par des formes d’évaluation régulatrice et formatrice, est supposé se transformer progressivement en auteur ou en acteur, autonome et réflexif capable de construire son espace-temps d’apprentissage en alternant entre différentes communautés de pratique (Wenger, 1998), l’une axée en priorité sur la formation, l’autre sur la production. Les fonctions d’accompagnement tant en centre de formation qu’en entreprise (ou autres organisations) sont alors envisagées sous l’angle rogérien du terme et diverses métaphores sont souvent de mise à leur propos : compagnonnage, tutorat, parrainage, mentorat, etc. Ces fonctions nécessitent des compétences, une posture, des médiations spécifiques qui ne correspondent pas à une simple transmission (de savoirs préalablement répertoriés et formalisés). La médiation est aussi soutien, conseil, lieu d’échange ou encore aide, écoute, vigilance, collaboration. Elle se concrétise dans des gestes, des tâches, des techniques, des langages destinés à rendre présents pour l’apprenant les savoirs qu’il a à conquérir pour concevoir et réfléchir son agir.

Les dimensions de l’engagement dans les apprentissages en contexte de formation par alternance

En fonction des lieux d’immersion dans les situations de travail, on peut observer des modalités variées d’appropriation et d’engagement dans l’apprentissage et des modalités plurielles d’accompagnement de cet engagement. Dans cette perspective, les apprentissages professionnels accompagnés en situation de travail et de formation peuvent être pensés comme des processus de changement provoqués et valorisés par les formateurs où apprendre pour l’apprenant apparaît comme une affaire de transformation de soi et de son agir dans des conditions formatives relevant d’un espace transitionnel et protégé dans lequel les tâtonnements, les essais et les erreurs sont permis. Et si les erreurs sont avérées, elles sont alors analysées dans un esprit constructif, y compris lorsque des enjeux de production existent. L’analyse de l’expérience avec un tuteur, un référent professionnel, permet ainsi de faire le point, de repérer et reconnaître des habiletés, des actions efficaces et dans le même temps d’envisager la possibilité d’ajustements à partir des activités contrariées ou empêchées (Jorro et al., 2017).

Dès lors, intervenir dans un dispositif de formation par alternance, c’est être capable d’analyser finement les situations de travail (Clot, 2000) et de les transposer en situations didactiques (Mayen, 2007) susceptibles d’aider les apprenants à problématiser leur activité et ainsi mieux asseoir leur identité professionnelle. C’est aussi savoir contribuer à la régulation de tensions que peuvent éprouver les alternants entre les différents espaces-temps de leur apprentissage en alternance. Il est en effet parfois frappant de constater à quel point chaque contexte formatif semble poursuivre ses modalités et modes de fonctionnement propres et à quel point il manque parfois d’une stratégie didactique concertée dans la formation entre les formateurs (au sein même des établissements de formation, entre les enseignants de disciplines générales ou de disciplines professionnelles, par exemple) et avec les lieux de stage qui ne voient pas toujours la pertinence des savoirs transmis dans le centre de formation.

Ainsi un dispositif de formation par alternance oblige-t-il, tout en créant une « sécurité psychologique » chez les apprenants, à penser la dimension formative et la dimension productive de l’apprentissage (Rabardel, 2005) en alliant pragmatisme et distanciation critique par rapport aux attentes du monde du travail comme le souligne Jorro (2022). Parfois ces attentes appellent de vives critiques lorsqu’elles se systématisent au point de se transformer en injonctions de professionnalisme (Demazière, 2022, cité par Jorro 2022) au sens d’une exigence normative susceptible de déposséder les professionnels – et ceux qu’ils accompagnent – de leur autonomie. Ceci via l’implantation d’outils de gestion, d’instruments d’évaluation, de procédures de certifications, de critères d’efficience, en vue d’un pilotage serré de l’activité. On perçoit ici les limites d’un présupposé qui mérite d’être débattu : « l’activité humaine est par nature apprenante ou source d’apprentissage et peut être créatrice de compétences » (Geay, 1998). Mais dans les contextes de formation, l’activité est-elle nécessairement associée à une production de savoirs et de ressources ? Ces réflexions rejoignent celles de nombreux auteurs qui ont dénoncé les faiblesses récurrentes et les effets pervers de certaines formes d’alternance : exploitation abusive par certains employeurs d’une main-d’œuvre bon marché, développement d’un statut hybride de stagiaire, responsabilité par toujours bien assumée par les organismes de formation face aux apprentissages, manque de dialogue entre les parties prenantes et donc gestion hasardeuse de l’alternance (Merhan, 2022). Ceci alors même que l’immersion dans un milieu de travail est censée favoriser le développement de l’identité professionnelle en permettant notamment aux jeunes une projection de soi dans l’avenir et ainsi favoriser leur engagement dans une dynamique d’apprentissage ou mieux de formation. Au-delà du choix du métier ou de l’obtention du diplôme, la confrontation au monde du travail met en jeu l’image de soi, l’appréciation de ses capacités, la satisfaction de ses désirs. Elle correspond à un processus majeur de socialisation secondaire qui peut être perturbé lorsque l’alternance consiste en un dispositif de mise au travail (Rose, 1992) qui « en officialisant un mode d’entrée dans le salariat fondé sur le statut précaire et dérogatoire, participe à sa façon à la recherche de la flexibilité et de nouvelles normes salariales. »

Dimensions existentielles de l’engagement

Il ne suffit pas qu’une médiation soit instaurée, qu’une démarche d’accompagnement soit tissée pour favoriser les processus d’apprentissage professionnel (Jorro et al., 2017). Rien ne peut se faire sans la part active de l’apprenant. C’est lui qui, in fine, façonne sa participation à des contextes d’apprentissage pouvant s’avérer divergents en termes de finalités, de modes de fonctionnement et de pratiques discursives toujours marquées socialement et historiquement. C’est l’alternant qui mobilise (ou non) son pouvoir d’agir, ses compétences et gestes professionnels renvoyant à la construction de sa professionnalité. Ceci en lien, notamment, avec son positionnement au sein de la dynamique de rapports de places qui se déploient dans les interactions en contexte de formation et de travail.

Ainsi, en référence aux travaux de Billett (supra), on peut s’interroger sur le rôle des facteurs personnels qui contribuent à la disposition à apprendre des personnes et en particulier à leur engagement en contexte de formation par alternance (évènements biographiques, motivations, sentiment d’efficacité personnel ou d’autonomie, buts et dispositions personnels, valeurs, image de soi, capacités réflexives, etc.).

Dans la littérature existante, on peut noter que les dimensions existentielles de l’apprentissage et de l’engagement entre différents contextes d’apprentissage sont souvent passées sous silence au profit de dimensions plus techniques et plus opératoires. Dans cette perspective, il nous paraît important d’éclairer la part des processus biographiques dans la construction d’un soi professionnel avec les effets de reconnaissance produits par un travail réflexif sur les composantes identitaires engagées dans les différents contextes d’apprentissage de l’alternance.

Les processus de transformation vécus par les apprenants de l’alternance s’apparentent en effet plus souvent à un saut dans l’inconnu où les sujets se forment, redéfinissent leurs liens d’appartenance en fonction de leurs objectifs ou de ceux posés par l’institution de formation. Ces transitions comportent à la fois des éléments de rupture entre les différents contextes d’apprentissage, en termes de redéfinitions de valeurs, d’identité, de groupes d’appartenance et de référence, mais également des éléments de continuité quand les alternants sont en mesure d’établir des liens de sens et d’instrumentalité entre des médiations variées. Dans cette optique, il apparaît que les difficultés et les conflits vécus par les apprenants entre les différents espaces de formation peuvent être une source propice à une construction véritable de savoirs ayant un sens au regard de leur expérience ainsi que le travail de chercheurs comme Engeström et al. (1995), l’a mis en évidence.

L’enjeu des objets-frontière dans les formations par alternance

Cette dimension permet de souligner l’importance des outils et des artefacts de formation qui peuvent être envisagés comme des « objets-frontière » constituant des ponts qui facilitent le franchissement entre les différents temps et lieux de l’alternance. Ces « objets-frontière » sont définis comme des objets abstraits ou concrets, dont la structure est suffisamment commune à plusieurs mondes sociaux pour qu’elle assure un minimum d’identité au niveau de l’intersection tout en étant suffisamment souple pour s’adapter aux contraintes spécifiques de chacun des mondes (Trompette & Vinck, 2009, p. 8). Vu sous cet angle, et comme on l’a dit, la traditionnelle coupure entre la « théorie » dispensée aux cours et la « pratique » s’acquérant dans les milieux socioprofessionnels comme une forme d’application de la théorie tombe au rang des simplifications abusives. On le voit : il ne s’agit pas seulement ici de transférer des savoirs directement mobilisables d’un espace-temps à l’autre, où, par exemple, la bonne théorie serait celle qui déboucherait avec évidence sur une pratique efficiente moyennant des formes sociales d’acculturation du novice aux savoir-faire des praticiens qui l’accueillent. « Il s’agit plutôt d’un processus continu d’allers et de retours, impliquant des actions bilatérales et des interactions entre les deux contextes, ce qui n’affecte pas seulement la personne en formation mais également les deux contextes » (Frenay et al., 2021) et ajoutons-nous, les acteurs qui y sont engagés, les tuteurs notamment. Ceci n’est possible que s’il existe des processus de transaction, des dialogues collaboratifs et un arrimage soutenu entre les différents partenaires impliqués pour que s’opèrent des traversées optimales de frontières (géographiques, socioculturelles et professionnelles). Dans le contexte de l’alternance, il s’agit d’une traversée d’un espace-temps à un autre – le boundary crossing – (Akkerman & Bakker, 2011) dans le vocabulaire du courant de recherche des apprentissages situés. Selon cette orientation, il semble qu’un des mérites de la pédagogie de l’alternance est de renvoyer à une vision constructiviste et systémique de l’apprentissage. Elle pose en effet, avec une certaine vigueur, les questions des liens qui unissent activité et apprentissage au sein des formations sociales, des modes de construction des savoirs, des modèles d’intervention formative, des interactions entre pensée, travail et productions de significations.

Par ailleurs, quels qu’ils soient, les fondements théoriques et les cadres de référence des auteurs qui traitent de l’alternance conduisent ces derniers à interroger des modèles de formation susceptibles de stimuler l’apprenant à combiner une logique de trajectoire sociale avec une logique d’apprentissage, au-delà d’une finalité adaptative, à des fins d’émancipation et de construction d’une identité personnelle et sociale (Merhan, 2017).

Conclusion

Dans cette contribution, nous avons souhaité mieux comprendre à partir de nos recherches sur l’alternance :

  • Les processus d’apprentissage et d’engagement des « alternants » ainsi que les postures, gestes, compétences mobilisés pour accompagner les apprentissages nécessaires aux transitions qu’ils vivent ;
  • Les facteurs individuels et organisationnels de l’engagement professionnel sachant que la nature de l’engagement en situation de travail ou de formation peut varier d’un alternant à l’autre ;
  • Les médiations professionnelles à l’œuvre pour accompagner les parcours d’apprentissage des apprenants en contexte de formation et dans les lieux de travail.

Les recherches sur les processus d’apprentissage et d’engagement en contexte d’alternance permettent de questionner les rapports complexes et conflictuels qui existent entre travail et formation dans les systèmes de formation professionnalisants organisés selon le principe de l’alternance.

L’alternance recouvre des formes plurielles qui drainent des conceptions et des pratiques contrastées entre logiques productives et formatives. S’engager entre différents contextes d’apprentissage constitue un défi permanent que doit relever la pluralité des acteurs – apprenants, enseignants, formateurs, tuteurs – impliqués dans les processus de travail et de formation. Et ceci quels que soient les rôles qu’ils endossent dans les pratiques quotidiennes de l’alternance.

Les médiations professionnelles – les affordances si l’on se réfère aux Workplace studies (Billett, 1991) – influent sur les processus d’engagement des acteurs dans les réalités de la formation professionnelle. Ce faisant, il s’agit de mettre en évidence de quelle manière la qualité de l’apprentissage résulte de l’interaction étroite entre les dimensions sociales et individuelles. Cette perspective invite à considérer l’alternance comme un acte sans cesse renouvelé de création, de distillation d’opportunités, qui se déploient dans les interactions entre les acteurs concernés, et met en lumière le rôle fondamental que peuvent exercer les formateurs et les tuteurs dans ce processus d’identification d’opportunités et de construction identitaire.

Les alternants font l’expérience d’épreuves de passage entre différents espaces-temps de formation et sphères d’activité. Ainsi avons-nous souligné l’importance des « objets-frontière » qui constituent des ponts facilitant le franchissement entre les différents temps et lieux de formation. Cette perspective permet d’appréhender les raisons pour lesquelles il importe de prendre en compte les seuils par lesquels les alternants font l’expérience de transformation d’eux-mêmes, de leur vision du monde, de leurs rapports à autrui.

Nos propos ont eu pour intention de révéler une épistémologie qui bat en brèche la traditionnelle dichotomie théorie/pratique. En contexte d’alternance, il ne s’agit pas, en effet, de transférer des savoirs directement mobilisables d’un espace à l’autre. Notre conception de l’« épreuve de passage » et d’ « objet frontière » vise à mettre en évidence qu’il s’agit d’un processus continu, d’allers et de retours impliquant des interactions entre les deux contextes.

Par ailleurs, il nous a paru important de mettre l’accent sur une voie possible qui serait de penser la formation, le développement professionnel en favorisant les processus de subjectivation (la part du « je ») qui conduisent les sujets à donner du sens à leur agir, qu’ils soient apprenants, tuteurs, formateurs.

De manière plus générale, notre recherche tend à montrer comment la pluralité des situations et des expériences d’apprentissage engage les apprenants à développer des capacités de réflexivité faisant appel à des ressources techniques, cognitives, épistémiques mais aussi émotionnelles, relationnelles, expérientielles.

Trois thèmes d’études nous paraissent centraux pour clarifier les liens entre apprentissage, travail et formation. Nous les avons abordés dans le cadre d’un ouvrage intitulé : « les formations professionnelles, s’engager entre différents contextes d’apprentissage » (Merhan et al., 2021) : Ces thèmes sont les suivants :

1. Les ressources mobilisées par les sujets (facteurs personnels, interpersonnels liés à l’environnement) pour réguler les tensions entre les différents contextes d’apprentissage et communautés de pratique qu’ils traversent ;

2. Les médiations professionnelles en situation d’apprentissage, en particulier les formes d’étayage que les alternants privilégient pour construire leurs compétences dans les différents contextes ;

3. Les dimensions existentielles de l’apprentissage et de l’engagement entre différents contextes d’apprentissage, en particulier la part des processus biographiques dans la construction d’un soi professionnel.

In fine, nos recherches posent la question fondamentale des liens entre savoirs et identités : quels objets construits dans l’alternance influencent le système des représentations et des schèmes du sujet, se transforment en compétences, et contribuent à son développement professionnel ? On l’a vu, les enjeux sociaux de l’alternance par rapport au marché du travail sont considérables et mettent à l’épreuve ce que représentent la résistance et l’affrontement du réel qui mettent les professionnels en tension, qu’ils soient novices ou professionnels expérimentés. Ainsi, au-delà de l’alternance qui désigne le plus souvent un dispositif de formation, l’alternance peut être pensée comme un espace social qui, en quittant la seule formation professionnelle et professionnalisante, élargit les perspectives.

En effet, plus que jamais, nous sommes loin d’une conception dualiste de la vie, des individus et de la formation, pensée en termes de théorie/pratique ou d’apprentissage/travail. Le contexte actuel est propice aux changements de métiers au cours d’une carrière, les hybridations de métiers sont incessantes et les acteurs passent le plus souvent d’une activité à une autre, parfois dans le même environnement professionnel. L’organisation sociale actuelle sollicite ainsi une compétence à l’alternance : agir dans un monde hétérogène, exercer plusieurs métiers en même temps, voire se reconvertir. Cette capacité à jongler entre les différentes activités s’apparente à un franchissement de frontières où il s’agit d’apprendre et d’agir dans un monde social incertain et dynamique, dans lequel travailler et vivre, c’est alterner et dans ce cas, il s’agit d’un apprentissage qui se décline tout au long de la vie. Cet apprentissage est « situé » et la formation est permanente. Il est alors pertinent de se demander quels sont les objets-frontière choisis par les acteurs pour tisser les ponts entre les différents contextes de leur vie et soutenir leur développement professionnel.

Note

[1] Cet apprentissage renvoie à un processus d’appropriation des savoirs qui ne résulte pas de la mise en place d’un enseignement formel

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Pour citer cet article

France MERHAN. « Alternances en formation ».[en ligne], septembre 2024.<https://crf.hypotheses.org/124

Les Carnets de recherche sur la formation sont une publication portée par le laboratoire Formation et apprentissages professionnels et le Centre de documentation sur la formation et le travail (CDFT) du Cnam. Ils sont hébergés par hypotheses.org (ISSN : 2679-4985).

 


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
France Merhan (17 septembre 2024). Alternances en formation. Carnets de recherche sur la formation. Consulté le 16 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12b8w


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