La formation par apprentissage permet-elle une reconquête identitaire ? Cas de quelques apprentis de CAP et Bac Pro en Aménagements paysagers

par Kahina BRACHEMI ATTAL

 

Introduction

Cette recherche concerne le parcours de huit jeunes âgés de 16 ans à 22 ans, qui se sont engagés dans une formation professionnelle par apprentissage dans le domaine des aménagements paysagers.

Ils ont tous eu un parcours de vie semé d’embuches et une expérience scolaire douloureuse. Ils ont dû faire face à la violence symbolique de l’école en laquelle ils ont cessé de croire de même qu’en leur capacité de réussir. Ces jeunes, vaincus et en panne scolaire (Dubet, 2004), tentent de se réinventer un avenir en trouvant une porte de secours et en négociant leur intégration dans un nouveau parcours de formation, qui alterne un enseignement en classe avec des périodes de formation en milieu professionnel.

Les formations alternées peuvent, d’une part, permettre aux jeunes d’expérimenter des rôles et des activités professionnelles et, d’autre part, favoriser les apprentissages organisationnels : normes de comportements, travail en équipe, maîtrise des tâches, etc. C’est au cours de ces phases de la socialisation organisationnelle que les transformations identitaires surviendraient (Aldeghi & Cohen-Scali, 2006).

Selon Bourgeois (1996), toute démarche de formation comporte un enjeu identitaire qui se pose de façon plus vive parce que les « apprenants » ont à se situer entre des univers hétérogènes (scolaires, professionnels), entre des statuts familiers et étrangers (élèves, stagiaires, apprentis, ouvriers) et entre plusieurs types de savoirs et de comportements. Ce statut ambigu et mal défini est susceptible de confronter ces jeunes à des tensions de rôle (Wenger et al., 2021).

De ce point de vue, nous essayons de vérifier si, pour ces jeunes, la formation par apprentissage participe à la transition école-monde du travail. Si c’est le cas, nous nous attendons à ce que cette participation se traduise sur certaines dimensions identitaires qui les amèneraient à percevoir moins de rupture dans leur situation, à la fois d’un point de vue synchronique, c’est-à-dire relativement aux interrelations entre les différentes sphères de leur vie quotidienne, que diachronique concernant leur parcours antérieur et futur. En d’autres termes, nous cherchons à savoir si les formations par apprentissage permettent aux individus de redéfinir leur identité en adoptant de nouvelles normes et valeurs vis-à-vis de l’institution scolaire, en développant une attitude positive envers la formation, et en cultivant une perspective plus optimiste sur l’avenir.

Cadre théorique

Dubar (2000) distingue deux types d’identité : l’identité pour soi qui renvoie à une définition de soi que l’individu construit à partir de ses expériences et l’identité pour autrui qui se rapporte à une définition de l’individu façonnée à partir de catégories d’identification et de formes de reconnaissances proposées par les acteurs et les institutions avec lesquels il est en interaction. Dans ce sens, les définitions de soi reposent sur l’articulation de deux processus (identitaires) :

  • Celui qui produit l’identité que le sujet se fait de lui-même et qui est la résultante de ses trajectoires biographiques et sociales ;
  • Celui qui génère l’image renvoyée par autrui, dans un système d’actions dans lequel il est impliqué.

Cependant, pour réduire les écarts induits par la non-coïncidence de ces deux processus, l’individu a recours à des stratégies de régulation identitaire.

En effet, dans le cadre d’un dispositif de formation par alternance, en l’occurrence, en apprentissage, le jeune n’est pas seulement confronté à un choix d’orientation scolaire, mais il doit également choisir un métier et une entreprise l’obligeant ainsi à opérer une transition école-travail. Cette transition est associée, comme l’explique Cohen-Scali (2010), au passage de l’adolescence à l’âge adulte et s’accompagne de nombreux changements au niveau de la vie familiale du jeune, de son appartenance sociale et culturelle, de ses responsabilités économiques et juridiques, etc., et tout cela génère de nombreux remaniements identitaires.

Méthodologie

Pour tenter de répondre à notre question de recherche : la formation par apprentissage permet-elle une reconquête identitaire ? nous avons constitué un échantillon de huit apprentis (quatre en première année de CAP. Jardiniers paysagistes et quatre autres en terminale Bac Pro Aménagements paysagers), dans un centre de formation des apprentis (CFA) agricole. Âgés de 16 ans à 22 ans, tous des garçons (dans les classes où ils étaient il n’y avait aucune fille) ont eu un rapport difficile à l’école. Le tableau ci-dessous regroupe des données socio-biographiques qui concernent chacun d’entre eux.

Tableau 1 : catégorisation socio-biographique des apprentis (par âge, formation et diplôme, niveau socioprofessionnel des parents).

*DIMA : Dispositif d’Initiation aux Métiers en Alternance, est une formation continue contenant dans une année scolaire 18 semaines de stage, et qui permet de commencer une activité professionnelle tout en demeurant sous statut scolaire.

*CFG : Certificat de Formation Générale (CFG). À la fin de la scolarité de votre enfant au collège, ses connaissances et ses compétences sont évaluées. La réussite à cette évaluation lui permet d’obtenir ce diplôme.

*BEP : Brevet d’études professionnelles, est un diplôme national intermédiaire qui s’obtient en trois ans, après la classe de troisième et qui prépare au baccalauréat professionnel.

Le recueil de données s’est fait par entretiens semi-directifs en suivant une grille d’entretien qui contient quatre ensembles de questions : données socio-bibliographiques, parcours scolaire antérieur à l’apprentissage, parcours scolaire en formation par apprentissage, vécu en entreprise et rapport à l’avenir. En plus des entretiens individuels, nous avons réalisé deux entretiens de groupe qui nous ont permis d’éviter de soumettre les personnes aux seules questions du chercheur. Par ce type d’entretien, nous avons fait le pari de la fécondité du métissage des points de vue pour explorer l’objet d’étude, les interactions permettant aux acteurs de se soumettre à la médiation de l’autre, le sens construit autour de leur expérience afin de favoriser l’émergence d’une pluralité de perspectives.

Les entretiens ont été transcrits puis soumis à une analyse thématique (Bardin, 2013) comme indiqué dans le schéma ci-dessous.

Figure 1 : Transcription schématique et analyse thématique des entretiens des apprentis (Bardin, 2013).

L’analyse thématique vise à catégoriser les énoncés les plus caractéristiques qui se construisent selon une logique propre portée par la parole des sujets interviewés. En effet, « sous l’apparent désordre thématique, il s’agira de rechercher la structuration spécifique, la dynamique personnelle, qui, en filigrane du flot de paroles, orchestre le processus de pensée de l’interviewé. Chacun ayant non seulement son registre de thèmes, mais sa propre manière de ou de ne pas les mettre en scène » (Bardin, 1977, p. 4). La parole des enquêtés étant spontanée et libre, certains thèmes apparaissaient, étaient abandonnés, puis réapparaissaient un peu plus loin dans l’entretien en fonction de la structuration de la pensée. Il s’agissait alors de les repérer et de les intégrer dans le thème qui correspondait. Une fois ce premier travail achevé, nous avons croisé les grilles obtenues pour les comparer afin d’aboutir à une analyse de contenu thématique et à une analyse comparative.

Résultats

Un passé forgé par l’impasse scolaire

Pour tous les enquêtés, le décrochage ne résulte pas d’un manque d’intérêt pour l’école mais de leurs grandes difficultés scolaires qui s’accompagnent de mauvais résultats. C’est le cas de A. qui a subi un redoublement en école primaire : « Dès le primaire […], ils m’ont mis à redoubler. » C’est également le cas de B. qui a été exclu de plusieurs collèges à cause de son comportement réfractaire aux règles scolaires : « Ils en ont eu marre de moi, du coup ils m’ont viré, je suis allé dans un autre collège à Nemours, à Rimbaud, et en fait je n’y allais jamais du coup ils m’ont viré pareil et je suis allé à la fin à La Chapelle la Reine. »

Pour C., le rythme des apprentissages est jugé trop rapide, empêchant de maintenir l’attention, et l’effet cumulatif des petites lacunes et des retards jamais comblés, alimentent un processus de décrochage : « […], arrivant à un stade plus haut que j’ai commencé à décrocher un peu parce que bon bah voilà l’école ce n’est pas fait pour moi ».

Ces difficultés se conjuguent à une forme d’impuissance pour agir efficacement sur le cours d’un destin scolaire qui est perdu. C’est le cas de B. qui pratique un « exil de l’intérieur » (Périer, 2004) en étant présent physiquement à l’école mais sans pour autant s’y intéresser « […], à la fin, je travaillais plus, quasiment plus du tout. J’étais juste là pour faire acte de présence ». D., quant à lui, pratique une assiduité perlée en assurant une présence minimum en cours : « Ce n’est pas que je n’aime pas l’école […], je n’arrive pas à travailler et à être concentré tout le temps. Du coup, bah…le moins possible. »

De ces échecs naissent un sentiment de découragement et une dépréciation de soi comme l’explique A. « Franchement j’étais archi mauvais » ; et E. qui dit : « en fait je me suis rendu compte que les cours ce n’était pas pour moi […], rester assis toute une journée et…ça…ça me soûlait. »

Un vécu scolaire revisité

L’apprentissage : une passerelle, un salaire et la fuite d’un passé scolaire

L’apprentissage devient une échappatoire au tout école. Il permet à B. de gagner un salaire, d’avoir un diplôme : « l’apprentissage parce que euh… je préfère être un peu en alternance comme ça, ça fait un peu école, […], ça fait des petites vacances […], parce qu’il y a la paie ». Quant à D., l’apprentissage lui permet rentrer dans une vie d’adulte […] « on a l’impression d’être des grands quoi, bah moi j’ai l’impression d’être un grand. Je travaille maintenant. »

École / entreprise : deux milieux distincts

L’ensemble de ces apprentis associent leur semaine de formation au CFA à une semaine de repos après une semaine d’effort physique en entreprise. Ils opposent également leur immobilité sur les bancs du CFA à la vitalité de l’action en entreprise.

B. associe ses semaines d’école à « des petites vacances », car il n’a « pas la pression », alors qu’en entreprise, il « faut tout enchaîner, tu es tout le temps chez les clients ».

Une forme de réhabilitation scolaire

Pour tous quelques difficultés scolaires se pressentent encore notamment dans les matières générales. C’est le cas de G. qui déclare : « […], histoire je sais pas …enfin j’essaie de… j’écoute beaucoup mais c’est une matière que j’ai jamais aimée, j’arrive pas. Histoire j’ai horreur de ça. »

Cependant, tous déclarent avoir retrouvé la volonté d’apprendre et de se mobiliser scolairement dans l’optique d’obtenir le diplôme. C’est le cas de F., par exemple, qui a retrouvé l’envie de travailler : « […], en reconnaissance j’ai 19 de moyenne c’est…, parce que j’aime, j’aime bien ce métier…, moi mon CAP par exemple là je le veux, mais en plus je le veux avec une bonne moyenne ».

Quatre de ces jeunes enclenchent un processus de réhabilitation scolaire qui se traduit de manière tangible par les bonnes notes qu’ils obtiennent et qui, pour certains, sont probablement les premières de leur déjà longue carrière scolaire.

L’amélioration des résultats scolaires leur offre la possibilité d’expurger la honte et l’humiliation qu’ils ont subies au collège à travers les effets disqualifiants des évaluations et des mauvaises notes. Le discours de F. reflète très bien ces évolutions : « […] ma mère, quand elle est venue à la réunion parents-profs elle était plus ou moins choquée parce que, à part quand j’étais en primaire, CP, maternelle ça se passait super bien, mais j’étais tout petit, donc elle, ça faisait longtemps […], que les profs lui avaient pas dit que c’est bien […]. »

Du « mauvais élève » à la révélation du sujet

Les quatre apprentis en CAP déclarent trouver dans la formation par apprentissage une sorte de salut car ils ne se sentent plus oppressés par les normes qu’ils ont eues au collège. E. traduit bien ce changement à travers ses propos : « […], par rapport à mes anciennes années plutôt je trouve que j’ai vachement changé ».

Les quatre apprentis en Bac s’épanouissent davantage en entreprise car ils sont autonomes sur leur poste de travail. C’est le cas de C. à qui le patron fait confiance en le laissant gérer des apprentis : « Dans mon entreprise, je suis bien parce que je suis pas un simple apprenti, c’est moi qui gère […], je suis tout seul ou alors j’ai d’autres apprentis[…], sous ma responsabilité […], je suis… on est autonomes. » Cette confiance et ces responsabilités qu’on lui donne, le pousse à vouloir faire les choses bien pour ne pas décevoir son patron : « […], quand il est là (le patron) […], on est stressés de faire les choses bien […], il va même pas nous engueuler, parce qu’il est super gentil mais c’est juste pour que… pour lui montrer qu’on travaille bien. » Ils ont également de bonnes relations avec les collègues de travail comme l’explique A. : « moi je travaille dans un golf, je suis trente… trente employés. Moi j’arrive le matin, franchement à la cool, hop, petit café, franchement dès que l’équipe elle arrive, on se fend une barre et tout. Ils nous racontent la journée, hop, on va sur le terrain, on commence à travailler. »

Le rapport à l’avenir ?

Six des apprentis interrogés semblent être figés dans l’instant présent et ont du mal à se projeter dans le futur. C’est le cas de B. qui avait auparavant entamé une formation qu’il a abandonnée au bout de quelques mois : « D’abord un CAP ça sera bien que je fasse les deux ans parce qu’en vrai je n’ai jamais fait deux ans dans une entreprise ou au CFA enfin voilà donc c’est pour ça je préfère d’abord faire les deux ans et être sûr de les faire et après regarder ce qu’il y a à faire ». Cette difficulté d’anticipation de soi naît de leur manque de confiance en leur réussite scolaire. Même lorsqu’ils s’autorisent à y penser, ils tâtonnent, ils hésitent, ils réfléchissent, comme l’explique G. : « C’est pas super bien parti […], parce que mes notes c’est pas encore ça, […] j’avais pensé à faire Staps mais avec un Bac Pro, ça sert à rien. C’est inutile. »

Les deux autres, semblent avoir un rapport plus optimiste à l’avenir. C’est le cas de A. qui dit : « Je veux réussir là où mon frère a échoué […], j’avais l’idée de faire euh…comme mon chef parce que souvent mon chef, il me motive vraiment à devenir chef de golf… Y a.…y a qu’une école en France et pour rentrer dans cette école faut… être pisté, faut voilà et mon chef il se met derrière moi, il veut… il veut me pister ».

Discussion

Chez certains jeunes confrontés à un système dans lequel ils ont connu « des difficultés scolaires » et ont eu « des carrières scolaires plus heurtées » par un redoublement ou des exclusions (Palheta, 2012, p. 124-126), se construit une image de soi qui s’associe à un « découragement » (Cohen-Scali, 2010). En effet, dans un système où ils n’ont connu que l’échec et une disqualification scolaire, ils cessent de persévérer dans un investissement qui n’a pas pu s’accompagner de résultats satisfaisants. De plus, la faiblesse des résultats et la difficulté à satisfaire aux exigences du « métier d’élève » (Perrenoud, 2004) les conduisent à des formes d’autodépréciation de soi conjuguées à un fatalisme scolaire avec, pour certains, le sentiment de ne pas être faits pour l’école. Face à cette situation, ils tentent une scolarité revisitée dans un système alternant formation scolaire et apprentissage en milieu professionnel.

Dans ce sens, l’adhésion de ces jeunes à l’apprentissage renvoie à deux modèles identifiés par Moreau (2003). L’un repose sur un « anti-intellectualisme populaire », fait de « regards obliques sur l’école » et de la dépréciation de la théorie au profit de la pratique (Moreau, 2008, p. 129). Ici, on cherche une voie de salut pour échapper au tout école, tout en se maintenant dans celle-ci en vue d’obtenir un diplôme, de travailler sans rompre avec un univers juvénile (Kergoat, 2022). L’autre modèle, plus contemporain, repose sur des motifs positifs comme ceux qu’identifie Capdevielle-Mougnibac (2010) : le goût du travail manuel, la « vocation pour un métier » où le salaire et le travail leur permettent d’entrer dans une vie d’adulte tout en échappant aux impératifs d’une scolarisation prolongée.

La scolarisation de l’apprentissage les réconcilie ponctuellement avec un mode scolaire de transmission des savoirs qui les a rebutés (Lahire, 1993). Pour eux, la logique du faire met en jeu des qualités physiques, des habiletés et compétences manuelles, des dispositions et des formes de savoirs qui ne passent plus exclusivement par la médiation de l’écrit ou du langage. Elle substitue au savoir-objet et aux contenus théoriques du collège un savoir pratique tout entier engagé dans l’activité (Charlot, 1997).

Malgré des difficultés qui persistent, ils retrouvent tous une sorte d’estime de soi. Certains changent progressivement le regard qu’ils portent sur eux-mêmes grâce à l’amélioration de leurs résultats scolaires. S’efface alors la posture victimaire dans laquelle ils se sont réfugiés au collège, pour faire place à une forme de resocialisation scolaire. D’autres, malgré le sentiment d’être toujours soumis à la « violence symbolique de la classe » et du rapport pédagogique, ce qui ne leur permet pas une mise à distance critique et stratégique de la culture scolaire, retrouvent quand même une réhabilitation de soi dans la confiance que leur accorde leur patron, dans la façon dont ils s’identifient à un groupe de professionnels (les collègues) et dans le sentiment d’appartenance à celui-ci. Ces jeunes se reconnaissent alors une identité de professionnel et adoptent des postures typiques de leur métier car s’enclenchent chez eux un processus de socialisation professionnelle et un sentiment d’appartenance à un groupe professionnel. Cependant, leur identité d’apprenti liée au statut particulier et hybride de celui-ci qui fait qu’ils oscillent entre le statut d’un élève soumis à des valeurs scolaires, souvent en inadéquation avec leurs valeurs personnelles, et celui de salarié qu’ils placent au centre de leur vie et qui joue de ce point de vue un rôle important dans la définition de soi.

Pour les quatre apprentis en CAP, la reconquête identitaire se fait par la scolarité et par le travail. En effet, le fait de ne plus être soumis aux mêmes normes scolaires que le collège permet d’étayer une survie identitaire où ils sauvent les apparences (Woods, 1990), en se préservant d’une confrontation inégale avec la figure de l’élève collégien ou lycéen. Pour les quatre apprentis en Bac, l’épanouissement vient de leur travail en entreprise ; lieu où ils se sont fait une place, où ils sont reconnus et appréciés à leur juste valeur. Pour eux, le travail, devient lieu de réparation identitaire (Glasman & Oeuvrad, 2004, p. 9), de reconquête d’une dignité perdue à l’école et un support privilégié de la réconciliation avec soi-même.

L’entrée en apprentissage représente donc, pour l’ensemble des apprentis, une instance de socialisation secondaire qui leur permet d’accéder à un nouveau rôle et une identification mutuelle par laquelle chacun participe au même sous monde institutionnel (Berger & Luckmann, 1986).

Les apprentis de CAP apportent leur preuve de soi par leur travail en entreprise et par les nouvelles postures qu’ils ont adoptés au CFA En accédant à la maîtrise de leur expérience, ils acquièrent au fur et à mesure la capacité d’analyser les comportements qui auraient fini de ruiner leurs chances au collège, et qu’ils ne voudraient plus à nouveau compromettre (Dubet & Martuccelli,1996).

Les apprentis de Bac, continuent à être rebutés par l’école, cependant, ils se reconnaissent une identité professionnelle et une estime de soi acquise à travers leur valorisation par leur maître d’apprentissage. Pour eux, le souci manifeste d’apporter les preuves d’une valeur de soi se traduit par l’expression d’une volonté de bien faire leur travail en entreprise tout en essayant de garder le cap à l’école afin d’obtenir leur diplôme.

Tous les enquêtés vivent leur orientation comme une délivrance scolaire avec un effet libératoire sur le plan identitaire. Ils ont abandonné la croyance que leur salut ne peut passer que par l’école pour entrevoir une nouvelle issue axée sur la préparation à un métier et l’accès futur à un travail. Ils doivent « cette inversion normative à une rationalisation » qui atténue « les effets disqualifiants et infériorisants » d’une sortie avant terme du collège (Périer, 2008, p. 8). Certains s’autorisent à penser à un nouvel avenir dans l’école en réévaluant l’intérêt des savoirs scolaires car ils arrivent à restituer l’enjeu de la scolarité au profit de savoirs et savoir-faire acquis au travail. C’est le cas de deux apprentis en Bac qui ont décroché leur diplôme puis entamé des études supérieures. Pour les autres leur rapport à l’avenir reste flou et de ce point de vue, nos résultats corroborent ceux de Mann et al., (2020), qui expliquent que les élèves confrontés à une expérience scolaire semée d’échec ont du mal à se projeter dans l’avenir. En effet, ces aspirations négatives motivées par un fort sentiment d’impuissance font que ces derniers oscillent entre l’incertitude et le désenchantement, incapables de construire un projet scolaire ou professionnel solide (Bréant & Durant, 2023).

Conclusion

Pour les enquêtés, la formation par apprentissage, a permis de trouver une autre voie que l’école pour prolonger leur formation. À cette occasion, ils tentent de prendre leur revanche sur une scolarité qui les a disqualifiés en leur fermant l’accès à une voie générale. Ce passé heurté, où ils ont vécu une vacuité dans les apprentissages et un désordre scolaire, ne les a pas laissés indemne car il a creusé chez eux, une image de soi négative et dévalorisée, souvent associée à l’échec et à l’impossibilité de renverser un cours scolaire qui est perdu.

Pour se sortir de l’impasse, ils ont décidé de rompre avec un passé scolaire douloureux et ils se sont mis à la quête d’une nouvelle identité qu’ils pourront construire et qui pourra les libérer du poids scolaire et identitaire de leur scolarité de relégation qu’ils ont eu au collège. Ainsi, loin de l’exclusion qui condamne, cette rupture s’accompagne d’une dynamique de mobilisation dans une formation dominée par la pratique à laquelle ils ont adhéré.

Cependant, l’ambigüité du statut d’apprenti qui oscille entre un statut d’élève et celui d’un salarié d’une entreprise, fait apparaître de manière tangible le décalage entre les représentations initiales des apprentis et les réalités de l’apprentissage et plus particulièrement celles qui sont liées à sa scolarisation. La majorité des enquêtés oppose sphère de travail et sphère scolaire. Dans la première, qu’ils privilégient malgré la pénibilité de l’activité ils apprennent sur le terrain, ils ont des relations apaisées avec les collègues et leur maître d’apprentissage, ils sont autonomes, libres et responsabilisés sur des tâches qu’ils accomplissent souvent seuls. A l’opposé ils considèrent la sphère scolaire comme un espace de repos, où ils viennent retrouver les copains, où ils sont soumis à un ordre scolaire qui restreint leur liberté. Dans chacune de ces sphères ils ont développé un code de conduite. Ainsi, dans le contexte de leur travail, ils endossent une identité de professionnel, ils ont développé des gestes professionnels qui leur permettent d’exercer un métier et ils ont acquis de ce point de vue une identité de métier, alors que dans le contexte de la formation sur le CFA, ils restent très proches des élèves qu’ils étaient au collège, malgré quelques changements dans leur comportement et une prise de maturité. Cette transition précoce et rapide de la socialisation primaire à la socialisation secondaire demeure toutefois fragile, avec un risque de décomposition lié aux réalités vécues par ces apprentis, notamment sur le CFA En effet, la scolarisation de l’apprentissage et sa soumission à certaines règles scolaires auxquelles ces jeunes pensaient avoir échappé fragilisent le processus de transition car certains éprouvent la sensation d’être ramenés sans cesse à leur statut de mauvais élèves, ce qui ne permet pas le transfert des nouvelles dispositions mises en place pour le travail.

L’entrée en apprentissage a permis, chez certains, l’enclenchement d’un processus engagement/désengagement/réengagement. Le passage du statut d’élève au statut d’apprenti se traduit par un engagement vers la sphère du travail qui leur donne une sorte de liberté et d’autonomie. Ils évoquent également leur désengagement envers le travail scolaire et l’acquisition des savoirs académiques qui est en corrélation avec la volonté d’arrêter l’école classique qui justifie notamment leur orientation. Mais certains parlent de leur volonté à continuer leurs études en évoquant soit l’importance d’acquérir de nouvelles compétences techniques et pratiques en lien avec l’évolution de leur métier, soit l’importance d’avoir des diplômes qui permettent d’accéder à un bon métier. Trois des jeunes enquêtés ont ainsi formulé le vœu de continuer leurs études après leur formation en alternance, vœu concrétisé par une entrée dans une formation de niveau III pour deux d’entre eux et un engagement dans un Bac Pro pour l’un d’eux.

Références bibliographiques

  • Aldeghi, I. & Cohen-Scali, V. (2006). Se former en alternance : le cas des apprentis en bacs professionnels en bâtiment et restauration. [Rapport de recherche]. Cahier de recherche, n°228, Crédoc.
  • Bardin, L. (1977/2013). L’analyse de contenue. Éditions Presses Universitaires de France.
  • Berger, P-L. & Luckmann, T. (1986). La construction sociale de la réalité. Éditions Armand Colin.
  • Bourgeois, E. (1996). Identité et apprentissage. Éducation permanente, 128, 27-35.
  • Bréant, B. & Durant, M. (2023). Grandir en Polynésie française et se projeter dans l’avenir. Les aspirations éducatives et professionnelles des élèves de troisième. Dans Agora débats/jeunesses 2023/2, n° 94, 117 -138. Éditions Presses de Sciences Po
  • Capdevielle-Mougnibac, V. (2010). Sens de l’expérience scolaire, socialisation différenciée et orientation vers la formation professionnelle initiale de niveau V. Dans S. Croity-Belz, Y. Prêteur & V. Rouyer, Genre et socialisation de l’enfance à l’âge adulte (p. 85-97). Éditions Érès.
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  • Wenger, M., Sauli, F., Berger, J-L. (2021). Profils d’apprenti·e·s reflétant des tensions de rôle en formation professionnelle en alternance en Suisse. Psychologie 73-86. https://doi.org/10.1016/j.pto.2021.10.004
  • Woods, P. (1990). Les stratégies de « survie » des enseignants. Dans J-C. Forquin (dir.), École et culture. Le point de vue des sociologues britanniques (p. 351-376). Éditions De Boeck.

Pour citer cet article

Kahina BRACHEMI ATTAL. « La formation par apprentissage permet-elle une reconquête identitaire ? Cas de quelques apprentis de CAP et Bac Pro en Aménagements paysagers » [en ligne], septembre 2024. <https://crf.hypotheses.org/1314>

Les Carnets de recherche sur la formation sont une publication portée par le laboratoire Formation et apprentissages professionnels et le Centre de documentation sur la formation et le travail (CDFT) du Cnam. Ils sont hébergés par hypotheses.org (ISSN : 2679-4985).


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Kahina BRACHEMI-ATTAL (17 septembre 2024). La formation par apprentissage permet-elle une reconquête identitaire ? Cas de quelques apprentis de CAP et Bac Pro en Aménagements paysagers. Carnets de recherche sur la formation. Consulté le 16 mai 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/12b8y


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